Sur 75 électeurs du FN de ma commune, je dois en connaître 30

Publié le 03 mai 2002

Depuis cinquante-deux ans, il tient la pompe à essence de Francescas, ancien bourg du XIe siècle du pays d'Albret, nichée au coeur du Lot-et-Garonne rural. Raymond Soucaret, 79 ans, est un peu la gloire de son village, 750 habitants. Normal, c'est le maire. Et un maire à la fois pompiste, exploitant agricole, tour à tour conseiller général et régional et sénateur pendant vingt ans, ça ne court pas les campagnes. Sa grande fierté, pour les dernières élections : être l'un des rares de son canton à avoir vu Chirac devancer Le Pen dans le seul département en Aquitaine qui ait accordé au leader frontiste la première place au premier tour. « Je leur ai dit : votez utile ! », sourit-il, avec son accent rocailleux... L'injonction a payé, dans une certaine mesure. La lame de fond protestataire a creusé son sillon jusqu'aux terres d'Henri IV. Et monsieur le maire, comme les autres, a été interloqué de voir les bulletins FN s'entasser sur le bureau de dépouillement. Un vote qui ne dit pas son nom, dans une contrée de taiseux où tout le monde se connaît, où la pudeur fait loi et dicte aux mécontents et aux désespérés, non pas de battre bruyamment les pavés, mais de s'exprimer dans le secret de l'isoloir... « Sur 75 électeurs du FN dans ma commune, je dois en connaître 30, soupire-t-il, dépité. Avant, je pouvais mettre un bulletin de vote sur chaque tête ! Maintenant, avec le renouvellement des populations, le brouillage des cartes politiques, c'est difficile... » Difficile de se dire que, « sans doute, beaucoup d'agriculteurs ont voté Le Pen », que des communistes, qui faisaient 20 % ici dans les années 1970, ont pu tomber, eux aussi, dans l'escarcelle de l'extrême droite. « C'est simple, je connais une famille dans un petit village de 70 habitants, à côté, qui a toujours voté pour le PCF. Là-bas, Robert Hue n'a recueilli aucune voix. Et pourtant, ils ont voté. Devinez pour qui ? »

Alors adieu le Lot-et-Garonne « rad-soc »... Voici revenu le temps de la contestation et les relents poujadistes, qui ont fait élire trois députés en faveur du papetier de Saint-Céré en 1956. Pour le maire de Francescas, radical valoisien pure souche, qui a voté Chirac, les explications sont simples : la cristallisation d'un sentiment de rejet à l'encontre de la population maghrébine - du moins dans sa dernière génération - venue renforcer la main-d'oeuvre des cultures maraîchères, le ras-le-bol des artisans, « mécontents des 35 heures ». Et surtout celui des paysans qui, « pour la plupart ici, sont au bord du dépôt de bilan, accablés de charges, menacés par la sécheresse, exploités par la grande distribution, en train de tout faire crever... ». Silence. Raymond Soucaret s'attarde. « Il faut les comprendre, vous savez, c'est pas un vote politique. » Les respecter, aussi. « Les agriculteurs ne sont pas des gens instruits, mais ils sont pas plus cons que les autres. Au contraire, ils sont au contact des réalités de tous les jours », appuie-t-il.

Le maire sait de quoi il parle. Il a plongé la main dans la glaise pendant cinquante ans de sa vie, avec son exploitation de 180 hectares. Les pesanteurs administratives, les fluctuations climatiques, les poignées du brabant, il connaît. Mais Raymond Soucaret n'est pas du genre à s'éterniser. Costume impeccable, cheveux lissés, prêt à quitter sa pompe à essence pour une réunion tardive, l'ancien sénateur offre le visage d'une France immuable, solidement plantée en terre. Il se dit « inquiet » de voir que les gens arpentent les pavés pour crier leur colère. « La démocratie, c'est quand même le respect des urnes ! Et tout ça, c'est donner raison à Le Pen. Ici, c'est pas dans la culture de manifester... » Il se dit encore « inquiet pour les législatives ». « Inquiet », enfin, de voir la fracture grandir entre le petit peuple et ses élites, de ne voir personne à l'horizon « pour apporter des remèdes », quand lui, depuis cinquante-deux ans, s'acharne à tenir sa station à Francescas, la seule du canton, pour endiguer le départ des services publics. « Ça fait quinze ans que je veux prendre ma retraite !, s'écrie-t-il. Mais si je pompe plus l'essence, le marchand de journaux, l'épicerie et tout le reste vont s'en aller ! » Jonction entre les ors de la République et la France profonde, lui qui a côtoyé les ministres, foulé les marches des palais, emprunté les chemins tortueux de la politique, n'a jamais perdu de vue son terroir. Rivé à sa pompe à essence, il dure et perdure. Réélu, chaque fois, « avec 70 % à 80 % des voix » .