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4 mars 1971 (PAR JEAN-FRANÇOIS MEZERGUES - Journal Sud-Ouest)
Mars dernier, une centaine de "pieds-noirs " pratiqué une «coupe sauvage » dans un bois de Francescas (Lot-et-Garonne)
appartenant à un de leurs compatriotes. Il s'agissait pour eux d'empêcher ce qu'ils considéraient comme une "spoliation" par la municipalité. Le maire de la commune rêve, en effet, d'un développement touristique et de village-vacances.
Les rapatriés, quant à eux, poursuivent d'année en année la "bonne récolte".
Derrière ce fait divers spectaculaire, c'est une grande histoire que l'envoyé spécial de S.O.D. raconte aujourd'hui. Il y est question de chênes, d'un village du pays d'Albret, de 15 000 rapatriés, de travail et de bonheur... cheval sur un momelon guère moins effacé que les plus adoucis , guère moins en relief que les sommets , Francescas se fond dans ce lent moutonnemen bon enfant où le Lot-et Garonne et le Gers se marient harmonieusement . Francescas a les deux pieds et le coeur bien accrochés en pays d'Albret un oeil grand ouvert sur l'Armagnac àportée de lorgnette et de voix .
Avec ses 589 « âmes », son cloche en fer de lance, sa mairie engoncée dans la rue « Porte-du-Puits », sa gendarmerie place du « Centre », son Crédit Agricole net comme un sou neuf, ses épiceries et ses commerces sur rues et venelles , ses maisons de torchis et ses villas new-look , son café-restaurant de la Paix à l'abri des arcades , le chef-lieu d' un canton trône au coeur d'une ondulation d'ocres et de verts, de sillons rectilignés et de tunnels de plastique, de bosquets épars et de
corps de fermes bien assis sur les hauteurs .
Au centre grapille que des juke-box du café de la commune est se mijotent les bons mesurés, l'agriculture village, un jour comme tant d'autres, le visiteur miettes de vie . Quelques ménagères se hâtent, le café de la Paix somnole. Tout semble
immobile. L'âme ailleurs, derrière les rideaux, dans les cuisine préparent les plats, dans ces champs où on et avance, au pas traditionnelle.. .
Le bois y étoit depuis longtemps. C'est que les prédécesseurs ovoient jugé qu'i l n'y avait rien d'autre à faire.
Et le défrichage exige un travail de "Romain". « Cette terre n'est pas plus mauvaise qu'une autre, rétorqueront les frères Cervera . C'est un sol à maïs à 100 % . Mais quand nous avons pris en main les destinées des deux propriétés, elles se trouvaient dans un état déplorable : des friches, des ronces et de la mauvaise herbe. Il y avait un travail de titan à réaliser.
Nous sommes arrivés garrottées. Nous étions pris à la gorge . Il fallait d'abord parer au plus pressé. Nous avons acheté un bulldozer pour effectuer le plus gros .
Au début, nous avons essayé le maïs et le blé, mais la terre n'avait pas été préparée par manque de temps . De plus, il n'a pas plu . La deuxième année , la récolte de maïs était excellente. Mai s il n'a pas cessé de pleuvoir. Il était quasiment
impossible de pénétrer dans les champs avec la machine . » Les frères Cervera n'étaient ni prêts ni outillés . L'an nouveau ont échec ont dépaysés les dernier, à titre expérimental , ils ont eux aussi essayé le melon, pactole de Francescas conver i à sa culture depuis dix ans.
Les premiers jours n'ont pas refréné leur ardeur. Ils étaient en arrivant . L'agriculture traversait une mauvaise passe. Francescas existe sans fracas. Depuis des générations. Depuis le monde.. .
Les touristes à Francescas
«Pour nous, disent-il s aujourd'hui , il est primordial de ne pas rater les récoltes. C'est vital. Voyez , la maison n n'est
pas encore finie». Le dehors passe avan t tout. Le dehors, pour François Cervera , c'est aussi « le » bois qu'il souhaite transformer en terre arable et en cultures .
« J'envisageai s de laisser quelques hectares pour la promenade. » Qu'ils soient secs comme des sarments ou repus de bonne chère , de confit , de vin clairet et d'armagnac , ses enfants , dignes descendant dont des fiers cadets -- «
bretteurs et menteurs sans vergogne » -- auraient davantage inspiré Giono ou Gabriel Chevallier que Dumas. Trop de bon sens pour Rostand , trop de prudence pour Dumas. Pour ce qui est de l'avenir de la commune , elle aussi touchée par l'exode rural et les difficultés de l'agriculture, tout le monde se repose sur les élus, Raymond Soucaret, maire, conseiller général ,
et son Conseil municipal.
Deux récoltes dans le bas de laines des agriculteurs et les villageois savent rendre hommage à ses qualités de travailleur infatigable, de lutteur obstiné . « Il ne rechigne pas à la besogne, certes non . » Pendant des années, aucun nuage
n'assombrit les relations . A peine un cumulus : « Au départ, ils avaient interdit la chasse, mois je leur ai fait entendre
raison », remarque M. Soucaret, qui se réjouit des bons rapports entretenus avec les nouveaux venus. « J'a i tout fait pour qu'iils s'assimilent à la population.
Pour qu'il s soient considérés por tous comme ils doivent l'être, non comme des rapatriés, mais des agriculteurs de Francescas. Nous les avons aidés, conseillés. Nous leur avons proposé la vice-présidence de la Société de chasse et de la Société hippique. Le plus jeune était musicien . Nous lui avon s ouvert les portes de l'harmonie municipale.. . Il s ont refusé. J'ai la conscience en paix. » Oui , Francescas a tendu la main aux frères Cervera, seuls rapatriés de la commune. Ils n'ont pas dédaigné le geste officiel .
Ils étaient arrivés ici, traumatisés, déboussolés. Mais sans rancoeur ni haine . « Comment s'occuper des affaires du village? Du matin au soir, de la nuit à la nuit, notre temps est dévoré par les travaux de la ferme. Nous n'avons pas une minute.
Et après diner, nous n'avons qu'une idée : aller a u lit. » Dans le chef-lieu du canton, un malentendu a mûri. En toute bonne foi. Sans que personne « ne pense à mal ». Une question d'accent ? Non : Gascons et rapatriés ne chantent pas sur le
même ton, mais fredonnent aujourd'hui le même air.
La vérité est ailleurs, pas très loin de ce bastion frontalier. Peut la préfecture où M. Libes , chef du service des rapatriés , a 19 303 entrées , de 1962 à 1967 (2 2 milliard s d'anciens francs ont été consentis dans le département) , « 15 00 0 sont restés, prét .............du bois Verdun
-- Pendant des années , il y a bien eu une hémorragie de population. Puis ça s'est stabilisé. Par la suite, il y a eu un sursaut . Entre la guerre et les dix dernières années , pas un permis de construire n'avait été délivré dans la commune.
Ce s derniers temps , une vingtaine ont été accordés. Raymond Soucaret, Conseiller municipal depu s six ans , maire depuis trois uns , lé premier magistrat du canton a son idée sur les moye s d'échapper au naufrage et un beau béret noir ramené sur le front. « Nous avons des commerçants jeunes. Nous avons fait venir un médecin. Un chirurgien dentiste s'est installé. I l
faut les rentabiliser. » Raymond Soucaret veut donc axer son effort sur le tourisme : « On nous dit que l'avenir de l'agriculture est là.
Pourquoi pas ? » Pourquoi pas en effet une résidence-foyer pour personnes âgées et un village de vacances ? « Ça permettrait sans doute de rentabiliser la piscine de Moncrabeau u et le futur lac de Lamontjoie... » Moncrabeau et
Lamontjoie, deux hauts lieux du canton; le siège de la gascoonade et la cité où l'on célébra en grandes pompes le septième centenaire de la mort de Saint-Louis . « Notre » Jiois AI S à Francescas , les espérances d'un tourisme chlorophyllien de détente et de silence, accessible aux citoyens saturés de rumeurs et d'agitation, passent par « le bois » .
Justement. Ce bois qui jouxte l'hippodrome villageois est depuis des années un piège à palombes, le rendez-vous des loisirs et des promenades vespéroles. Il y poussait aussi des cèpes. A une demi-heure de marche du chef-lieu, il fait partie des coutumes de Francescas (presque ) du domaine public, du patrimoine communal .
Bref, il, appartient un peu à tous et chacun . « C'était le bois d'un village. On y allait chercher les champignons ou respirer à pleins poumons.
On savait très bien qu'on n'était pas chez nous. Mais le sentiment de propriété était très vogue » , remarque M. Daniel Cabot , conseiller municipal. Or, « le » bois , « notre » bois de chênes sur 24 hectares, voici qu'un agriculteur l'a acquis avec
50 autres hectares de la propriété de Bouc die lieuu du Bosc. Du temps de la famille de Monbrizon, du régisseur , un
« mordu » des courses de chevaux et du sport équestre « qui prêtait l'hippodrome sans espèces sonnontes et
trébuchantes, des métayers qui se succédèrent et crevèrent de faim sur la terre avant de prendre le large», l'on avait
contracté des habitudes.
« De ce temps-là , tout le monde fréquentait le bois. Hommes, femmes, enfants, vieux, tout le village se rendait aux courses une fois l'an.
Plus tard, le clientèle locale a déserté, mais les turfistes sont restés fidèles. Ils arrivent de Bordeaux, Toulouse, Beaumont-de-Lomagne, du Gers et du Lot-et-Garonne . L'an dernier, 6 000 000 d'anciens francs ont été joués au pari mutuel» , raconte
Daniel Cabot . « Cependant , c'est avec des petites choses comme ça qu'on empêche le village de mourir.
Ça et le tourisme. J' y crois sans y croire, mais si on n'essaie rien il est certain que ça ne marchera pas. » Un agriculteur est venu donc , qui a tout changé. Il y a six ans .
Avec sa famille et son frère cadet, père de cinq enfants . C'était en juillet 1962. Ça sentait la poudre au-delà de la Méditerranée . « Nous avions un camarade installé à Mézin. Nous sommes arrivés directement dans la région . Nous
avons d'abord repéré le Gers. En vain. Car nous voulions rester groupés. En février, nous avons fait une incursion en Champagne berrichonne. Il y avait des corneilles et les gens rasaient les murs... Brr...
On a dit : «On repart.» Et nous sommes redescendus pour atterrir à Mézin où le maire et la population nous ont réservé un accueil chaleureux.
Là-bas, nous sommes restés trois ans sans boulot. Mais nous gardions un moral d'acier. Nous fêtions tous les anniversaires . » En 1965, une ouverture et un espoir. François Cervera et son frère entrent à Bourdieu du Bosc, en vente depuis cinq ans , comme fermiers. Puis ils accèdent au rang de propriétaires, se portagent les lopins tout en continuant à travailler main
dans la main. D'emblée, les difficultés surgissent : « Pensez donc, dans cette région où la moyenne des propriétés varie entre
12 et 15 hectares, ils ont obtenu 70 hectares chacun.
C'est une terre ingrate, de la « boulbène » (sol silico-argileux). Ils travaillent beaucoup, mais, de l'avis des connaisseurs , le rendement n'est pas des meilleurs » , avance-t-o n à Francescas. « Leur coup de défrichement, nous n'y avons pas cru.
Trente hectare représentent ce que l'on peut qualifier d'exploitation moyenne et rentable vers laquelle on devrait
généralement tendre. Lorsque des exploitations de moindre importance rencontrent des difficultés graves et sérieuses comme nous en connaissons actuellement (dans une région où pourtant les rendements sont convenables et où la qualité est parfaite), cela concerne des exploitants familiaux, installés sur des domaines de faible capacité, avec des structures qui les
handicapent beaucoup, la seule différence qui pourrait être faite est qu'où niveau d'un nombre d'hectares supérieur, si les bénéfices sont petits, ils sont tout de même à multiplier par un nombre supérieur; alors que pour le petit, l'augmentation de son revenu ne peut être améliorée qu'en se "démolissant" ou labeur.
5 mars 1971 (Journal Sud-Ouest)
La municipalité de Francescas veut créer un village de vacances sur le domaine de M.Cervera, à Francescas (Lot-et-
Garonne ) en plein midi d'une journée frileuse, le pieds-noirs, solidaires dans leur colère, se sont changés en bûcherons.
Ils étaient venus par dizaines du Gers , de la Haute-Garonne, duTarn-et-Garonne, du Lot et du Lot-et-Garonne, en tassés
dans des colonnes de voitures, armés de tronçonneuses, de haches, de serpes, de faucilles et de carburant. A l'orée d'un
bois bordant une départementale, ils mirent pied à terre. C bois appartient à l'un des leurs, François Cervera, rapatrié en 1965, aujourd'hui propriétaire de soixante-quatorze hectares, au lieu-dit Bourdieu-du-Bosc.
Leur colère s'exerç sur c bois planté de chênes dans la force de leur grand âge. Ils partirent à l'assaut en rangs serrés. En quelques minutes, la campagne au repos à l'heure du déjeuner, s'emplit d'un bourdonnement démesuré, rythmé par les claquements des haches. Personne ne rechignait à la besogne. Les premières victimes ne tardèrent pas à capituler. D'autres suivirent immédiatement, puis cinq, puis dix, vingt. L'expédition commença à prendre un petit air de kermesse bon enfant.
Leur mission accomplie, les hommes songèrent à se restaurer et à plaisanter : « On s'est cassé la tête avec ces outils-là.. .
Si on avait porté un peu de plastic, il y a longtemps que les arbres seraient tombés! ».
L e temps de la réflexion venu, les responsables de l'opératio n s'expliquaient : « Cervera avait acquis cette propriété en 1965. Il voulait étendre ses espaces labourables et en 1969, obtenait des eaux et forêts l'autorisation de défrichage . Le travail fut entrepris mais non achevé. Or , voici qu'au début de cette année, en janvier, le maire et le Conseil municipal de Francescas décidaient de mettre la main sur le bois de notre compatriote (24 hectares ) pour créer un village de vacances et un ensemble de loisirs. » Quelque temps après, ils intervinrent auprès du préfet pour que soit pris un arrêté d'occupation des sols sur l'ensemble de la commune.
L'arrêté fut signifié à Cervera. Or, celui-ci était farouchement opposé à l a vente inévitable des terres qu'il avait l'intention de mettre en culture. Par principe.Il pria donc les chefs de file du Front national des rapatriés et des comités de défense, de plaider sa cause et de tenter d'obtenir la suspension de l'arrêté. Nous lui avons alors conseillé de ne pas se buter et de traiter cela comme une affaire et de céder les vingt-quatre hectares à un prix décent et raisonnable.
Négocier avec les Pouvoirs publics nous paraissait être la meilleure solution. « Hélas ! Après évaluation, un prix dérisoire lui
fut offert. Nous nous, sommes donc résignés à agir. D'autant plus que Cervera avait vendu ses chênes.
Nous estimons qu e l'arrêté d'occupation a été pris à la légère.
Nous réagirons encore de la même manière en de telles circonstances. Précisons en fin que sept hectares ont été épargnés par le défrichage symbolique d'aujourd'hui.
Cervera avait déjà décidé de ne pas y toucher.
Soucaret , maire et conseiller général, serrait les poings : " Ils viennent de déclarer la guerre à Francescas . Nous s assistons
impuissants au non-respect de l'arrêté préfectoral. Notre bourgade était en train de crever. Afin de sortir de l'ornière en réalisant un village de vacances et un centre touristique, nous voulions conserver cet espace boisé de vingt quatre hectares.
Le 30 décembre 1970, nous avons obtenu la prescription d'un plan d'occupation des sols pour l'ensemble de la commune.
Par ce biais, nous protégions les bois. Il y eut une réaction de la part de M.Cervera. Après avoir réuni le Conseil municipal,
j'ai fait une proposition d'achat. II n' pas accepté notre prix sans savoir si nous pouvions donner plus et , aujourd'hui , c'est le carnage, le déboisement brutal. Il est néanmoins certain que l'expropriation interviendra un jour. Même si les chêne sont succombé."
Les bûcherons d'un jour ont maintenant regagné leurs villages et leurs fermes. A Francescas, un fossé s'est creusé. Le problème demeure.