L'Epilogue d'une machination criminelle

Le 21 Janvier 1921

Le cas du sorcier Pierre Faget.
Le 25 novembre 1921, jour de la Sainte-Catherine, Marc Délias, cultivateur-vigneron, propriétaire de la métairie de Pisson, disparut de son domicile.
Le domaine de Pisson, commune de Fréchou, est située à 6 kilomètres de Nérac.
Il est quelque peu isolé. M. Délias, âgé de quarante-cinq ans, y vivait en compagnie de sa femme Mélanie, trente-deux ans ; de sa fillette, dix ans, et de son beau-père, Pierre Soucaret, soixante-six ans. Parmi les familiers du logis, on comptait la dame Mélanie Gers, née Camin, trente-cinq ans, mariée elle-même et mère de deux enfants, dont le domicile conjugal se trouve à Nogaro dans le Gers, et qui faisait d'assez fréquents séjours à la ferme de Pisson.
On la disait associée avec le père Soucaret pour l'exploitation de la ferme.
Lorsque, à quelques jours de la Sainte-Catherine, les habitants du pays s'enquirent auprès de Mmc Délias de ce qu'était devenu son mari, celle-ci leur répondit fort posément qu'il était parti pour une quinzaine une voisine de Francescas.
Plusieurs semaines passèrent. Le parquet de Nérac fut pourtant avisé de certaines rumeurs qui circulaient dans la région. On accusait la dame Délias ou son
entourage d'avoir assassiné le métayer — gênant à plus d'un titre, affirmait-on.
M. Bridaine, procureur de la République, saisit de l'affaire le juge d'instruction Valdes, qui prescrivit une enquête discrète.
Celle-ci, menée par le commissaire de police de Nérac, M. Bellemain, et par la gendarmerie d'abord, puis par la brigade mobile de Bordeaux, révéla divers détails troublants.
On apprit que la dame Délias avait, le soir de la Sainte-Catherine, quitté la métairie en emmenant avec elle sa fillette et celles de Mme Gers, pour se rendre à
Auvillar, village situé en Tarn-et-Garonne, à une quarantaine de kilomètres de Pisson, chez un certain Pierre Faget, soixante-dixsept ans, rebouteux et sorcier, inquiétante figure connue dans toute la région et commensal habituel, lui aussi, de la métairie ; que Mme Délias n'était revenue chez elle que le surlendemain, alors que le sorcier avait, au contraire, passé la nuit dans la ferme en compagnie de Marc Délias, du beau-père Soucaret, de la femme Gers et
d'un entrepreneur de maçonnerie de Nérac, Jean Laverny, cinquante-cinq ans, d'assez mauvaise réputation ; que la femme Délias ne s'était décidée à signaler au maire la disparition de son mari qu'au bout de trois semaines, et seulement sur les instances de plusieurs personnes.
D'autre part, fait plus bizarre encore, deux jours après la disparition, elle avait commandé à une modiste de Nérac deux chapeaux de deuil pour elle et sa fillette en disant :
— Je pense que l'on va m'apprendre un malheur !
Et, pour couronner le tout, les paroles énigmatiques prononcées un jour par le beau-père Soucaret : — Je dois une grande reconnaissance à Mélanie Gers, elle a montré un grand courage, il y a quelque temps.
Interrogés tour à tour, les divers personnages que nous venons d'enumérer se troublèrent, se contredirent et finalement avouèrent ce qui suit :
— Depuis longtemps, tout allait mal ; non seulement à la métairie de Pisson, où les vaches étaient malades, où les veaux crevaient subitement, mais encore
chez l'entrepreneur Laverny, dont les affaires périclitaient, et chez les dames Délias et Gers, déçues, semblait-il, dans leurs aspirations sentimentales.
Qui vouliez-vous que les « victimes » consultassent en une aussi funeste occurrence ?
Le sorcier Pierre Faget, au savoir et au pouvoir occulte notoires, et dont tous ces gens portaient dans leurs poches les amulettes fatidiques. Et le sorcier avait déclaré:
— L'auteur de vos maux est Marc Délias ; c'est lui qui vous a jeté un sort. Il en sera ainsi tant qu'il vivra !
Le résultat de cette sombre prophétie ne s'était point fait attendre : un tribunal familial s'était, sans désemparer, constitué. Il avait décidé la mort de l'infortuné métayer. Et le soir de la Sainte-Catherine, le fermier étant revenu de la foire avec son beau-père, et la fermière s'étant éloignée avec les enfants, le maître maçon Jean Laverny, désigné pour exécuter la sentence, l'avait fait avec une effroyable simplicité.
Il avait attiré Délias dans son « chai », et tandis que le beau-père Soucaret occupait l'attention de la victime, Laverny, armé d'une cale à pressoir, énorme pièce de bois équarrie, avait, d'un seul coup, broyé le crâne du « condamné ».
La blessure n'avait même pas eu le temps de saigner. On avait enfoui le cadavre dans un sac à phosphate de chaux que l'on avait lié de fils de fer et lesté de
pierres ; après quoi, on l'avait porté sur une charrette attelée d'un cheval jusqu'au pont de Ricailkm, à 1500 mètres de là, et jeté dans la rivière la Baïse. Il y avait un passage à niveau à traverser pour atteindre le pont, et Mélanie Gers était partie en éclaireur pour s'assurer que le chemin était libre. A 2 heures du matin, la besogne était terminée.
Les assassins ne firent aucune difficulté pour indiquer l'endroit où avait été jeté le cadavre, et celui-ci, qui était demeuré au fond, maintenu par les pierres, fut aisément découvert.
Jean Laverny, Pierre Soucaret et la femme Gers furent écroués à la prison de Nérac, comme principaux auteurs du crime ; le sorcier Faget, la femme Délias,
veuve de la victime, et un certain Lalanne, quarante ans, ouvrier tonnelier à Condom, y furent également enfermés comme complices.
Ces deux derniers, ainsi que la femme Gers et diverses autres personnes avaient été, assure-t-on, les dociles élèves, en sorcellerie et aussi les secrétaires et
rabatteurs de Faget.
Une perquisition fut opérée par la brigade mobile au domicile du satanique personnage.
Une nombreuse correspondance y ' fut saisie. Elle comportait jusqu'à des lettres de clients habitant la région parisienne, des clientes surtout. Faget connaissait à coup sûr les noms et les adresses exactes de la plupart d'entre eux, et beaucoup de lettres étaient signées :
certaines, même, étaient écrites sur du papier à en-tête de maisons de commerce.
Le sorcier avait installé une série de bureaux de consultation dans le Lot, dans le Tarn, aussi bien qu'en Lot-et-Garonne, et peut-être ailleurs encore.
Une publicité parfaitement organisée lui permettait d'annoncer en temps utile son arrivée ; elle était attendue comme celle du Messie, et les patientes, appartenant à toutes les classes de la société, se pressaient dans le salon, généralement sans apparat.
Faget avait un de ces cabinets à Nérac même. Il avait loué à cet effet, à la journée, deux pièces exiguës dans une vieille maison située tout au fond d'une rue étroite qui unissait ce double avantage d'être discrète et centrale à la fois, et sa maison mère — si l'on peut dire — son fief, comme l'appelaient les gens du pays, se trouvait à Auvillar, en Tarn-et-Garonne, à 50 kilomètres de Nérac.
Auvillar était le lieu de naissance du sorcier. On le connaissait depuis toujours.
H exerçait depuis qu'il avait l'âge d'homme et il aurait pu le faire longtemps avant déjà, s'il faut l'en croire.
— Je suis médium voyant, déclara-t-il lors de sa première rencontre avec le juge d'instruction de Nérac, médium voyant en corrélation directe avec le Père éternel.
Et comme le juge lui demandait s'il possédait ce don depuis longtemps :
— Cela m'est venu à l'âge de sept ans, répondit Faget, modestement.
Voici un échantillon des ordonnances que le sorcier dictait, soit à ses secrétaires, soit aux malades eux-mêmes, car l'astucieux vieillard était, pour sa part, complètement illettré :
« Breuvage pour une jeune fille, atteinte d'anémie ; trois cuillerées à soupe de graine de genièvre, une carotte rouge, une côtede céleri de la longueur du
doigt, cinq feuilles de chicorée sauvage, cinq feuilles de persil, cinq feuilles de camomille, une demi-feuille de noyer, deux verres à liqueur d'eau-de-vie
et s|x morceaux de sucre. »
Au reste, le sorcier, qui s'adressait à une clientèle tout acquise, d'avance, à son influence, ne manquait point d'entourer ses ordonnances d'une mise, en scène et de « mômeries » destinées à frapper les esprits.
Après avoir jeté un simple coup d'oeil sur le « patient », avant même de lui adresser la parole, il se retirait dans un coin (à Auvillar, dans une sorte de chapelle en carton ornée de gerbes en zinc doré) et s'abîmait en une profonde méditation qu'il interrompait par des soupirs, des roulements d'yeux et des passes mystérieuses.
Puis il entrait en « transes », devenant, ainsi qu'il l'a expliqué, « son propre médium ».
Revenu à la réalité, il s'approchait du consultant :
— Vous ressentez tels et tels symptômes? ou vous désirez telles et telles choses ? déclarait-il. Ecrivez!
Il devinait souvent juste, renseigné qu'il était par ses « rabatteurs » sur la personnalité du visiteur. Au reste, ce dernier se fût-il élevé contre les erreurs de diagnostic du devin que celui-ci n'en avait cure, étant extrêmement dur d'oreille.
On conte, à ce propos, une amusante, anecdote :
Un paysan se présente, certain jour, chez Faget. Il est reçu par une secrétaire Était-ce Mélanie Délias ou Mélanie Gers ? Nous ne savons. — Attendez ici, monsieur vous dira tout ! affirme-t-elle.
Et elle va faire part de la visite au «maître ». Quelques instants se passent.
L'homme est introduit dans le « cabinet de consultations ». Le sorcier regarde fixement, entre en « transes » et commence :
— Vous ferez prendre à votre femme...— Mais... proteste l'autre...ce n'est pas...— Vous lui ferez prendre...interrompt Faget...
Et après avoir dicté une ordonnance, il pousse le client dehors.
— Il vous a tout dit, hein ? questionne la secrétaire en le reconduisant.
— Hé , riposte en son savoureux patois gascon le paysan ahuri et furieux, mé parlé toujours de la hennau que lou porc ques malaou ! (Il m'a tout
le temps parlé de ma femme, et c'est le cochon qui est malade 1)
Au cours de la perquisition chez le devin, les policiers trouvèrent de nombreux exemplaires d'une lettre * circulaire » qu'jl distribuait à ses fidèles. Cette
lettre, disait le texte, a été trouvée à Rome, miraculeusement, de la part de N. S. Jésus-Christ, écrite de sa propre main, en lettres d'or, dans linge en signe de croix, par un enfant orphelin, âgé de sept ans, qui n'avait jamais parlé et qui l'expliqua en ces termes.
Suit « l'explication » que Faget terminait par sa signature, et dans laquelle il est dit que « ceux qui ne croiront point à la présente, la malédiction sera sur eux,
leurs enfants et leurs bestiaux, tandis que ceux qui la porteront et la publieront « seront bénis et pardonnes, quand ils auraient commis autant de péchés qu'il y a de grains de sable au bord de la mer ».
Laverny et tous les gens de la métairie — sauf ce « damné » de Délias — possédaient un de ces factums qui octroyait rémission des péchés — et aussi des crimes, pensaient-ils, sans doute...
L'enquête se poursuivit dans une atmosphère troublante. Le maître maçon Jean Laverny, sur ces entrefaites, accusa formellement le sorcier Pierre Faget de lui avoir suggéré le crime.
— Ils m'ont persécuté jusqu'à ce que je fasse cela, déclara-t-il, lors de son arrestation, au commissaire Quérillac, de la brigade mobile de Bordeaux.
Dans son premier interrogatoire par le juge d'instruction, M. Valdès, Laverny précisa. « Ils », c'est-à-dire Soucaret et Mélanie Délias, beau-pére et femme de la victime ; la dame Gers, associée de Soucaret ; Lalanne, tonnelier à Condom, ami de la famille, et surtout, surtout, le sorcier Faget.
D'autre part, la femme Gers affirma qu'elle sentait peser sur elle un pouvoir occulte; quant à Mélanie Délias, il nous faut rappeler quelle fut son attitude lorsque le commissaire Bucrillac, de la brigade mobile de Bordeaux, se rendit à la ferme de Pisson pour procéder à son premier interrogatoire.
Là veuve de Délias était couchée, atteinte, affirmait-elle, d'une forte grippe.
Le commissaire, accompagné de Soucaret, qui venait de faire des aveux complets, s'approcha de son lit. Aux questions du magistrat, la pseudo malade ne répondit tout d'abord que par des sons inarticulés, portant ses mains à la gorge comme si elle étouffait...— Hédés, avos lou sourcié qué la tein!
(Vous voyez, c'est le sorcier qui la tient !) expliqua Soucaret.
Et Mélanie ne se décida à parler qu après avoir appris que les autres avaient tout dit.
On voit, par cette scène, qu'une bonne part de comédie entrait dans les agissements dont les acolytes de Faget affirment avoir été les victimes. Au reste, le sorcier s'est toujours défendu — « comme un beau diable », c'est le cas de. le dire ! —d'avoir usé de son pouvoir magique pour les influencer en quoi que ce fût.
— Je n'ai jamais travàillé que pour le bien de l'humanité ! répéta-t-il.
Devant les Assises, le sorcier bénéficia du doute et se tira de la tragique aventure, sans dommage. Sa réputation ne fit que s'accroître. La justice, cette fois-ci, avait dû lâcher sa proie.
Béziat, le mystérieux guérisseur.
Le nom de Jean Béziat d'Avignonet ne se justifie ici qu'en raison des poursuites judiciaires dont il fut l'objet sans que rien ne le rapproche du précédent et de ses semblables. Béziat ne fut nullement sorcier, mais guérisseur,et il y a entre ces deux substantifs une distance qu'il serait dangereux de franchir.
On se souvient encore du retentissement considérable de sa réputation qui, il y a six ans à peine, faisait accourir des foules de malades vers son petit domaine de La Borie, près de Villefranche de Lauragais (Haute-Garonne).
Qui était-il ? Un professeur d'agriculture sorti de l'école de Rennes et qui enseigna à Douai. Il fut révoqué pour avoir fait à ses élèves un cours favorable aux « sourciers »; deux mois plus tard, des sourciers étaient officiellement affectés au ministère de l'Agriculture !
A rencontre de la majorité de ses semblables, Jean Béziat ne jouait pas àl'homme extraordinaire, au sorcier, au voyant. C'était l'être le plus simple que l'on puisse imaginer, et lorsqu'on lui parlait de son « pouvoir » il répondait :
— Mais ce que je fais tout te monde peut le faire, il n'y a pas de pouvoir,* il y a seulement de la foi et de l'amour.
Notre confrère Francis F. Rouanet, qui, après l'avoir connu comme journaliste, est devenu son confident et son ami, lui a consacré une brochure à laquelle
nous empruntons ces détails : « Béziat est un homme d'une taille et d'une corpulence au-dessus de la moyenne. Une barbe brune qui, par endroits, semble
avoir accroché du soleil, encadre un visage puissant qu'éclairent deux yeux au regard très ouvert, très calme, des yeux qui regardent bien, mais qui n'ont pas l'air de s'éclairer à des clartés inconnues ni de s'en illuminer.
« Tout en cet homme respire la santé bien assise, la force calme, et si réellement il possède un pouvoir magnétique, comme certains le prétendent, il le détient plutôt de l'équilibre parfait de ses forces que de l'exagération de sa puissance nerveuse...«...Une force, et une force qui se connaît.
Certainement cet homme est supérieurement intelligent, mais d'une intelligence qui est plutôt instinctive, plus le produit d'un tempérament que d'une culture, quoique M. Béziat possède des diplômes universitaires.
« D'ailleurs lui-même se précise : « C'est beaucoup plus en primitif qu'en intellectuel que je suis arrivé à mes conceptions. Un intellectuel se serait arrêté
en route ou ne serait pas parti sur cette voie. »
Comment soignait-il ? Après un bref interrogatoire, il étreignait de ses mains puissantes le patient à bras le corps, le tenait debout ou étendu sur le lit ; et, à
l'endroit du mal, soit à travers un mouchoir fin, soit à même la chair, sa grande barbe s'auréolant autour de son visage, il pratiquait une insufflation, de toute la force de ses poumons, on sentait qu'il y mettait son âme entière. Sa face naturellement colorée rougissait encore, les veines de son cou se gonflaient. Il s'y reprenait à plusieurs fois et ne s'arrêtait qu'essouflé.
Là-dessus, il passait à l'imposition des mains.
Avec une sorte de passion pieuse et convaincue, sans crainte de contagion (du reste, après chaque opération de cette sorte, il se lavait méticuleusement au formol), il appliquait ses paumes sur les ulcères les plus répugnants, pendant une ou deux grandes minutes ; et, dans le même temps, il prononçait à haute voix une oraison chaleureuse, une prière analogue à la formule affichée au mur de la salle d'attente, en l'élargissant, en y ajoutant des précisions, le nom de la personne pour laquelle il intercédait, la nature de sa maladie, toutes sortes de développements que lui inspiraient les circonstances particulières.
Et Jean Béziat guérissait.
11 guérit plus de 6 000 malades, estimet-on, uniquement par son, « appel à la sourcede vie, au grand fleuve de vie dont chacun de nous est une petite manifestation ».
Pas de miracles, disait le guérisseur, pas de sorcellerie ! Mais une chose toute naturelle, normale. Telle est la caractéristique de son cas.
N'imaginez pas surtout que, seuls, de pauvres gens, des fanatiques ou des détraqués se faisaient soigner par lui. Le guérisseur d'Avignonet recevait chez lui des personnalités politiques, théâtrales, littéraires, scientifiques et... médicales. Ses dossiers renfermaient plus de trois cents lettres de médecins lui demandant son « secret», secret qu'il divulguait facilement parce qu'il résidait uniquement dans l'élan de son coeur et la qualité de son esprit.
Il serait faux d'ailleurs de croire que la police « traqua » Béziat, au contraire.
C'est à l'instigation du commissaire de brigade mobile Dautel que Francis F.Rouanet entreprit son enquête qui devait corroborer un rapport de police tout à la faveur du guérisseur. Le dernier juge devant qui il comparut ne put nier son pouvoir guérisseur : « Vous guérissez, et c'est là ce qui est plus grave, parce que vous ne guérissez pas par des moyens légaux ! »
Herboriste de première classe, diplômé de la Faculté de médecine de Toulouse, Jean Béziat avait le droit de donner des simples, droit dont il n'usait que très rarement.
Béziat guérissait par imposition des mains, par insufflations chaudes et, à la fin, pour dérouter encore plus ses adversaires, il en était arrivé à ne plus toucher
ses malades.
En fait, l'exercice illégal de la médecine se résumait pour Béziat à guérir. Mais le fait de guérir constitue-t-il un exercice illégal de la médecine ?
Benoît, Bar, Jacob et Ole.
Le père Benoît, autre guérisseur, fit l'objet de nombreux rapports de police et, sur les instances du corps médical, fut traduit en correctionnelle, il y a quatre
ans.
En présence de la concurrence délictueuse que lui faisait cet homme prodigieux dont les cures merveilleuses se comptent par centaines, le corps médical s'était ému et avait saisi plusieurs parquets de ses plaintes. Le père Benoît s'était réfugié à Amiens ; c'est le tribunal correctionnel de cette ville qui le jugea après une enquête suggestive dirigée par le juge d'instruction Desangles.
Etrange figure que celle du père Benoît.
Son origine était modeste : il fut vannier, puis débitant. Il est demeuré très homme du peuple ; son langage est rude et son abord bourru. Il invectivait les malades qui assiégeaient sa maison, le dérangeant jusque dans son sommeil et troublant ses repas.
Etabli d'abord dans un faubourg d'Amiens, à Longpré-sans-arbres, le père Benoît s'installa plus tard dans la ville même, rue Jules-ifëarni. Sa clientèle s'était accrue dans des» proportions considérables.
Quelle était sa méthode ? Elle compor- ta un traitement par les tisanes. Le père Benoît en a, paraît-il, inventé d'extraordinaires, dans lesquelles entrent des racines de fraisiers et des écorces de bouleau.
Ces mélanges obtiennent des résultats que les médecins eux-mêmes déclarent surprenants. Les tisanes doivent être prises non pas en infusions, mais en décoctions.
Mais ce n'est pas encore par ces décoctions spéciales que le père Benoît s'était acquis une réputation mondiale. C'était son système tout à fait particulier de
diagnostic, sur lequel nous avons obtenu les précisions suivantes. A l'aide d'une loupe gigantesque, le guérisseur prétendait déceler les maladies des patients. Il plaçait sa loupe devant leurs yeux et découvrait, paraît-il, dans l'examen de l'iris, la nature secrète des maux. Il n'auscultait pas, il ne questionnait jamais. Le globe oculaire le renseignait. On dit que le père Benoît a révélé des faits tels à certains de ses clients que d'aucuns le considéraient comme un être surnaturel.
Ses cures ont fait l'objet de maints rapports, et l'on raconte même que plusieurs médecins atteints de maladies jugées incurables, et devant l'impuissance de leurs collègues, eurent recours à ses soins.
En butte aux attaques des médecins, le père Benoît crut pouvoir tourner la loi en s'adjoignant pour ses ordonnances un docteur diplômé, véritable homme de paille, qui signait pour lui, mais la justice ne se laissa pas prendre au stratagème et les poursuites continuèrent.
Le père Benoît disons-le à sa décharge — aurait pu être très riche, mais ses consultations étaient gratuites, et si de riches étrangers lui glissaient discrètement, dans la main, en partant, quelques billets bleus, combien de malades, par contre, s'éclipsaient en le gratifiant, pour tous honoraires,
de remerciements et de louanges !
Le tribunal correctionnel condamna le père Benoît à un franc d'amende avec sursis. C'est dire qu'il fut presque acquitté.
Passons à d'autres! Voici le père Bar.Guérisseur renommé, bien au delà du lieudit le Vieux-Moulin, sur la jolie route de Compiègne à Pierrefonds, le père Bar est hypnotiseur. Comme le père Benoît, le père Bar entretient auprès de lui un docteur en médecine, mais il lui faut encore un sujet ; la jeune personne à endormir qui dictera au docteur en médecine, quasiment passif, l'ordonnance que lui auront inspirées ses visions.
Le père Bar, médium, eut pour sujet sa fille Estelle. L'un et l'autre comparurent, de ce chef, devant les juges de Saint-Quentin.
C'était en 1906, et, pour la première fois, le père Bar fut condamné.
Il fut appelé il y a quelques années devant les juges de Compiègne, ainsi que son nouveau sujet, Mme Delafin, et son nouveau médecin non consultant, si l'on peut ainsi dire, le docteur L...
Au cours des débats, le sorcier guérisseur protesta de son innocence. Le président lui rétorqua :
— Aussi longtemps que vous n'aurez pas hypnotisé sénateurs et députés pour changer la loi, la loi sera appliquée.
Le tribunal prononça les condamnations suivantes : le père Bar, 500francs d'amende ; le docteur Lang, 100 francs d'amende; Mme Delafin, 50 francs d'amende; les deux derniers avec sursis.
Nous n'évoquerons que pour mémoire la stupéfiante figure du zouave Jacob, qui avait acquis, à travers le monde, une réputation sans égale de thaumaturge. Sa renommée atteignit son apogée il y a trente ans. Lui aussi eut des démêlés avec la justice de son pays. Il se défendit toujours avec beaucoup d'à-propos. A son dernier procès, il fit entendre un témoin vraiment inattendu ; le commissaire de police de son quartier dont il avait guéri la fille et qui vint en faire la déclaration formelle.
Des guérisseurs, il en existe des centaines qui exercent en France, non seulement dans les campagnes mais à Paris plus ou moins secrètement, en marge de
la loi, déjouant la surveillance delà police aux aguets et qui ne badine pas avec la sorcellerie.
Un sorcier à Paris,
Qu'on sache tout d'abord qu'il y a dans la capitale plus de gens ayant recours aux pratiques de la sorcellerie que dans n'importe quelle autre ville du monde.
Le docteur P... a son cabinet de consultations dans un quartier riche. Tout le jour, ses salons d'attente sont combles.
Dès midi, on refuse les clients retardataires. Les premiers arrivés suffisent à occuper le médecin-sorcier jusqu'au soir.
Une femme de chambre introduit discrètement.
Le parquet est feutré d'épais tapis. Aux murs, un portrait de Peladan et une ronde de Sabbat, digne préparation à une consultation magique. Un petit salon rouge. Des gens dans tous les fauteuils.
Le docteur P... est un ancien interne des hôpitaux de Paris. Il s'est établi « praticien des sciences occultes », comme il s'intitule lui-même.
— Je soigne, nous explique-t-il, au moyen de pratiques anciennes d'incantations.
De hautes personnalités du monde politique, littéraire, industriel, viennent me demander chaque jour de conjurer des maléfices qui les poursuivent. Paris est la ville où, actuellement, le mysticisme a le plus de prise. Est-ce une des" conséquences de la guerre ? Je le crois. Il y a vingt ans, je n'aurais pas eu cinq clients par jour.
Aujourd'hui, j'en refuse cent. Nous allons revoir l'ère de l'occultisme qui a suivi celle du paganisme. L'homme après s'être livré, sans succès, à ses seules forces, retourne aux puissances mystérieuses, qu'elles soient religieuses ou infernales.
Nous allons vers lè siècle de la magie, après celui de la T. S. F.
La correspondance que reçoivent ces sorciers est fort suggestive ; elle décèle des mentalités inquiétantes. Nous avons pu consulter quelques-unes de ces missives.
Le sorcier moderne s'occupe de tout : procès en cours, affaires commerciales, réconciliations amoureuses, guérisons de toutes les maladies.
« Faites votre possible pour rendre mon mari toujours content et qu'il nous dise quand ma mère viendra me voir, lui écrit une cliente.
« Faites-lui détester la femme qui me rend si malheureuse », écrit une autre.
'« Je compte toujours sur vous, ainsi que maman, pour que vous lui donniez la santé et le travail », écrit une jeune fille.
. « Faites qu'il n'ait plus d'avancement, cela le punira de m'avoir abandonnée », écrit une jeune femme dont l'amoureux est sous-officier.
Enfin une dame rédige ainsi sa lettre : « Tous mes remerciements, cela va beaucoup mieux, elle est morte ». La dame en question fait allusion à sa belle-mère.
Une histoire de serpents.
En Amérique, les sorciers, fortnombreux, sont traqués impitoyablement par la police. C'est ainsi qu'une importante cité de l'État de Virginie s'est passionnée récemment aux débats d'un procès intenté à -une sorcière de soixante-dix ans, accusée de toutes sortes de maléfices ; elle aurait, assure-t-on, mis des serpents sur l'estomac de ses ennemis ; on l'accusait, en outre, d'avoir causé des maladies et brisé des bâtons magiques afin de provoquer certaines morts.
Certaines morts... morts peu certaines, n'avait commis aucun crime et se borna à la bannir de la ville.
Il y a d'ailleurs sorciers et sorciers. Certains praticiens des forces inconnues sont tout à fait inoffensifs et exploitent même leur art prétendu mystérieux dans l'intérêt de leurs clients, qui sont souvent, sinon des déséquilibrés, du moins des neurasthéniques aigus ou des apeurés. Cette anecdote prouvera que les sorciers peuvent parfois rendre service à leurs contemporains malades.
L'un d'eux reçut, un jour, la visite d'une femme qui lui déclara souffrir atrocement de l'estomac ; elle ajouta : — Je sais ce que j'ai, docteur, c'est un
serpent qui me torture. Le « docteur » ne sourit pas ; il soigna, bien entendu, sa cliente pour tout autre chose. Les semaines passèrent, la malade
n'alla pas mieux. Un jour, le praticien eut une idée de génie, c'est-à-dire une idée simple ; il dit à la malade : — Je me suis trompé, je vous l'avoue,
je vous soignais pour des ulcères et c'est bien un serpent que vous avez dans l'estomac ; étendez-vous sur ce lit, je vais vous l'arracher...
La malade se coucha. L'autre massa l'abdomen, fit des simagrées, puis poussa un cri de triomphe : — Enfin, nous le tenons !
La cliente se leva et vit un serpent qui s'agitait dans une cuvette. Joli stratagème, peu médical : la malade — une autosuggestionnée — était guérie.
Beaucoup de sorciers emploient des trucs semblables pour guérir des patients dont la maladie est plutôt mentale que physique. N'empêche qu'en pratiquant
ainsi, ils exercent illégalement la médecine et sont passibles de poursuites. Mais, s'ils se bornaient à ces tours de passe-passe, on ne pourrait que rire de la crédulité de leurs victimes. Hélas ! leur rôle est parfois néfaste ; ils peuvent suggérer le vol et même le crime aux esprits faibles, comme l'attestent de nombreux exemples, et l'on comprend pourquoi la police se montre impitoyable à leur égard.

ANDRÉ CHARPENTIKH.